Les dessous d’un mea culpa qui passe mal

11. Mars 2025

Selon les documents obtenus par «Le Temps», le Département fédéral des affaires étrangères et L'Office fédéral de lajustice ont travaillé à relativiser les excuses présentées par le gouvernement aux nomades suisses. Leur persécution venait pourtant de devenir un crime contre l'humanité

Le Temps/Xavier Lambel

«C'est triste et malheureux», soupire Sandra Gerzner à la lecture des documents obtenus par Le Temps. Présidente de l'association Citoyens nomades, elle juge que «les autorités n'ont pas compris la gravité de ce qu'il s'est passé». Le 20 février dernier, pour la première fois, la Suisse avouait un crime contre l'humanité. Emue, la conseillère fédéraie Elisabeth BaumeSchneider a dévoilé un avis de droit qui estime que «l'Etat a joué un rôle fondamental dans la persécution des Yéniches». Datée de la veille et signée par la présidente Karin Keller-Sutter au nom du gouvernement, la lettre du Conseil fédéral aux communautés nomades n'a pas semblé àla hauteur de l'évènement historique. Elle a même été jugée «malheureuse» et «inappropriée» par les principaux intéressés. Les documents de la consultation qui a abouti à ce courrier montrent des interventions du Département des affaires étrangères (DFAE) et de l'Office fédéral de lajustice (OFJ). Mandaté par l'Office fédéral de la culture pour explorer la question, le spécialiste du droit international Oliver Diggelmann s'est lui-même indigné à la lecture du texte final, surtout parce qu'il réitère les regrets exprimés par le passé dans l'affaire des enfants placés plutôt que de présenter de nouvelles excuses aux Yéniches. «J'ai dit que le plus important serait de s'excuser rapidement et de ne pas relativiser», explique ce professeur de l'Université de Zurich. Il ajoute: «Il s'agit du recyclage d'une excuse qui portait en partie sur autre chose.» Stérilisations forcées Les faits historiques: entre 1926 et 1973, dans le cadre d'un programme d'assimilation forcée des nomades, plus de 2000 enfants ont été arrachés à leurs parents. Menée par Pro Juventute, la campagne intitulée «Enfants de la grand-route» a placé 600 d'entre eux dans des foyers ou des familles. Avec le soutien des autorités fédérales cantonales et communales, mais aussi des Eglises et des associations caritatives, de nombreux Yéniches ont été emprisonnés ou internés dans des hôpitaux psychiatriques. Des femmes ont même été stérilisées contre leur gré. Oliver Diggelmann juge que «les actes de persécution dont il est question violaient de manière systématique les droits fondamentaux des membres du groupe en raison de leur appartenance à ce dernier». Tous étaient pourtant citoyens suisses. Selon les documents de la consultation, Elisabeth BaumeSchneider et son équipe avaient proposé la formule suivante: «Le Conseil fédéral tient à présenter ses excuses les plus formelles à la communauté des Yéniches et des Sintis pour ce qui s'est passé et pour les souffrances causées.» Les collaborateurs du DFAE et l'OFJ ont supprimé cette phrase et plaidé pour réitérer les excuses présentées aux enfants placés il ya une dizaine d'années. Dans la version finale: «En 2013, la conseillère fédérale Simonetta Sommaruga a présenté à toutes les victimes de mesures de coercition et de placements extra-familiaux les excuses du Conseil fédéral pour les injustices qu'elles avaient subies. Ces excuses s'adressaient aussi aux Yéniches, quoique cela n'ait pas été explicitement mentionné.» Les conseillers fédéraux Ignazio Cassis et Beat Jans ont-ils été informés de ces prises de position? Le Département fédéral des affaires étrangères et l'Office fédéral de lajustice n'ont pas répondu à cette question. Au moment de la consultation, tous deux ont aussi cherché à relativiser la responsabilité de la Confédération, notamment en remplaçant le présent par le conditionnel à plusieurs reprises. Face aux autres questions, un porte-parole du DFAE transmet une déclaration laconique: «La réaffirmation des excuses présentéesjusqu'à présent assure l'égalité de traitement des victimes des mesures de coercition à des fins d'assistance. Cette démarche constitue une étape importante dans le travail de mémoire.» Devoir de mémoire Sollicitée, la responsable de l'information de l'OFJ, Ingrid Ryser, tient un discours similaire et précise que la base légale élaborée pour les victimes de placements forcés a permis de proposer les mêmes mesures de compensations aux Yéniches. Pour justifier une position très formaliste, elle écrit aussi: «D'un point de vue juridique, le crime contre 'humanité n'existait pas encore au moment du programme d'assimilation des nomades. C'est l'une des raisons principales pour lesquelles l'OFJ a recommandé de renoncer à de nouvelles excuses et de réaffirmer plutôt celles de 2013.» Pour l'écrivaine Isabella Huser, qui a réveillé le débat en Suisse alémanique, «en amalgamant et en assimilant les victimes de l'affaire des enfants placés à la persécution ciblée d'un groupe ethnique spécifique, l'Office fédéral de lajustice cherche à occulter la dimension raciste des crimes qui ont été commis». Sandra Gerzner dit sa déception: «Il semble difficile pour les autorités d'admettre ce qu'il s'est passé.» Pour elle, «ils parlent de nous sans nous intégrer aux discussions et nous avons le sentiment qu'ils se battent entre eux alors que nous devrions tous travailler ensemble àun vrai devoir de mémoire». Elle insiste: «Nous manquons de places pour nos caravanes et nous affrontons toujours beaucoup d'hostilité. Aujourd'hui, les discriminations continuent.»